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dimanche 4 juin 2017

"Une bergère contre vents et marées", épisode 19

"Une bergère contre vents et marées", épisode 19: Liberté d'expression agricole...

Par  @Culturebox
Mis à jour le 04/06/2017 à 08H51, publié le 02/06/2017 à 12H51
Bergère 19 converture
Parce que la communication agricole manque souvent de nuance, et que les paysans ont trop de travail et de pudeur pour s’exprimer! Et parce que relater certaines réalités du monde rural constitue le moteur de mes chroniques…
Je suis agacée par la communication agricole que je trouve orientée, réductrice et manichéenne. Elle donne l’impression qu’une agriculture intensive, polluante et pleine de subventions s’oppose à une agriculture de proximité, bio et militante. L’imagerie de l’un ou l’autre camp est très figée, très "nomenclaturée".
D’un côté: d’énormes tracteurs tout propres, des sillons bien parallèles dans les champs et tout le monde en "cotte de travail" (ces combinaisons que portent les éleveurs ou les conducteurs de tracteur).
En face: dreadlocks blondis par le soleil, sarouel ou treillis, t-shirt à message. Un uniforme entre retour de Goa et punk à chien tellement vu qu’il n’a plus rien de contestataire.
La majorité des agriculteurs ne se reconnaît pourtant dans aucune de ces caricatures, car ils ne sont pas "intensifs", ils se sentent plutôt tous fragiles et insécurisés, aimeraient travailler avec des pratiques plus raisonnées (pour leur santé et leurs finances), mais mettent du temps à changer leur système… Quant aux paysans bios, ceux qui font vraiment tourner leur boutique ne s’affublent pas comme des zadistes du dimanche, mais s’habillent pratique, souvent dans des magasins de sports (en polaire et pantalon étanche, pour sarcler les mauvaises herbes sous la pluie).
Il est certain que s’ils ressemblaient à tout le monde, leur engagement professionnel serait visuellement moins "évident" dans une iconographie basée plus souvent sur l’image que sur le texte.
Bergère 19 1
© Alvaro Canovas (Paris Match) "Les nouveaux paysans"
La FNSEA, syndicat majoritaire, est la seule à déployer des ressources pour maîtriser leur communication, hyper contrôlée. Ils ont un logo bien léché, une revue technique, distribuent moult drapeaux lors des manifestations, et conseillent d’avoir l’air propres et bien-mis, même quand on brûle des pneus. Ou qu’on conteste le statut géographique d’un "ruisseau" en "fossé" pour ne pas avoir à respecter les normes anti-pollution.
Et c’est probablement efficace… Il y a 2 ans, lors de la "crise des éleveurs" qui amené des agriculteurs en tracteur jusqu’à Paris, certains de mes amis faisaient partie du cortège, organisé par la FNSEA. Ils avaient roulé pendant 12h avant d’arriver aux portes du périphérique, épuisés. En traversant la ville jusqu’à la Place de la Nation, ils ont été stupéfaits de la liesse populaire qui les accueillait, tels les américains libérant Paris! La capitale est pourtant l’endroit où les biocoop, marchés bios, AMAP et produits du terroir sont le plus consommés. Tout ce que ne défend pas la FNSEA sur le terrain. D’ailleurs ce jour-là, le président Xavier Beulin s’est fait huer par ses propres adhérents, qui ont perçu la désynchronisation de point de vue…
Il m’est difficile d’émettre des critiques négatives sur ce syndicat pour plusieurs raisons. D’abord parce que leurs têtes pensantes ne représentent pas les agriculteurs qu’elles sont censées défendre. Les  réunions ou actions que j’ai partagées avec eux m’ont fait comprendre à quel point les vrais qui bossent dans leur ferme n’ont pas le temps d’aller traîner dans les couloirs de la Chambre d’Agriculture pour intriguer. Et à quel point ceux qui ont des responsabilités dans les différentes commissions ou conseils d’administration s’éloignent du terrain. Ce n’est jamais que le même écart avec la base que l’on peut reprocher à d’autres syndicats ou partis politiques… Mais le cas des agriculteurs est particulier: ils sont souvent plus réservés et plus pudiques que les ouvriers par exemple. Ils ont moins été encouragés à exprimer leur opinion personnelle, et ils sont plus sensibles au jugement d’autrui. Je pense qu’ils sont donc plus faciles à manipuler. Et que l’effet "cocotte-minute" de leur travail sans répit conjugué à leur solitude et leur difficultés financières permet de déclencher leur trop plein de colère avec plus de rapidité.
Manifestations et actions relayées par la presse (TF1, Ouest France et Agri-Culture.fr)
Manifestations et actions relayées par la presse (TF1, Ouest France et Agri-Culture.fr)
L’autre raison pour laquelle je ne peux critiquer publiquement la FNSEA est qu’elle tient les Chambre d’Agriculture, desquelles les petits éleveurs comme moi sont tributaires. Car une Chambre d’Agriculture a de nombreuses ramifications dans d’autres services, privés ou publics, et peut orienter des décisions (quota, autorisation d’exploiter, attribution de terre…) dont les conséquences financières peuvent être fatales. J’ai plusieurs fois alerté des services ou élus de la Chambre à propos de dysfonctionnements: il y a des règles en agriculture, mais la manière dont elles sont interprétées varie souvent en fonction du demandeur. Un homme quinquagénaire né ici et acariâtre se voit par exemple tolérer beaucoup plus de choses qu’une trentenaire néorurale, illico envoyée chez le sous-préfet qui agite le spectre du "dépôt de bilan"Ce genre de dysfonctionnement.
Pendant 5 ans, mes différentes alertes à la Chambre ont été au mieux ignorées; au pire elles ont engendré l’interdiction faite à une technicienne d’entrer en contact avec moi. J’ai joint à mon dernier courrier de détresse un panier contenant des échantillons de mes produits destinés au Président. Au bout de quatre mois, une secrétaire m’a écrit que ma requête ne pouvait être prise en compte et qu’elle avait donné mes produits aux Restos du Cœur. Il m’a semblé inutilement humiliant de me le faire savoir - tout en me félicitant d’avoir représenté la Normandie au Salon de l’Agriculture.
N’ayant pas les épaules assez solides pour me mettre à dos le plus puissant syndicat, je ne vais pas remettre en cause son fonctionnement ni ses choix pour façonner le territoire.
En revanche, je peux émettre une opinion sur sa communication, que je trouve anxiogène et artificiellement lissée, pédagogue et prémâchée, parfois dotée de tentatives maladroites rigolotes! Une copine journaliste s’est étranglée de rire en recevant le visuel ci-après. Il devait s’agir d’une opération séduction menée par un communiquant dont ce n’est pas le créneau habituel. Il n’a pourtant pas lésiné sur la couleur sirupeuse, les petits cœurs, le miel… et l’adresse bobo-chic dans le 11ème arrondissement ! Les stratégies de dédiabolisation semblent dans l’air du temps.
Support de communication de la FNSEA
Support de communication de la FNSEA
Côté Confédération Paysanne, la communication est plus simple et probablement dotée de moins de budget! Un logo d’obédience artisanale et paysagère, et des opérations qui mettent en valeur l’inventivité et l’implication des adhérents - des paysans qui travaillent en cohérence avec leurs engagements. Leur carburant pour s’exprimer leur vient des tripes, pas d’une hiérarchie dans un bureau.
Photos personnelles d'adhérents de la Confédération Paysanne lors d'une action aux Jardins des Tuileries (Paris) en décembre 2016
Photos personnelles d'adhérents de la Confédération Paysanne lors d'une action aux Jardins des Tuileries (Paris) en décembre 2016
Destinée à alerter les pouvoirs publics mais aussi sensibiliser le grand public, ce genre d’action semble plus porteuse de sens et de dialogue qu’un "président de section cantonale" qui hurle dans son porte-voix des directives de déversage de fumier et légumes pourris devant une préfecture à 5h du matin. Ou qui brandit cette menace à chaque réunion.
Il existe un troisième syndicat: la Coordination Rurale. Mais pour être honnête, je ne les ai jamais rencontrés, j’ignore leur positionnement et même s’ils ont des bureaux quelque part… (peut-être à Paris, mais ce serait ballot pour un syndicat qui se veut proche de la ruralité). Avec une telle part de mystère, difficile de comprendre ce que leur non-communication souhaite défendre.
Quant à mon exploitation, elle n’est pas du tout représentative: je suis sur une petite niche d’écopaturage, de race ancienne et de fleurs sauvages. Je ne revendique pas de parler au nom de tous les agriculteurs. Mais pour autant, tellement peu d’entre eux  prennent la parole ou la plume… Exprimer publiquement ses émotions, c’est un tabou dans le monde de l’élevage. On cultive les caractères taiseux, les incompréhensions ravalées, les apparences sauvées.
Relater les troubles de l’âme et les questionnements que je peux glaner sur mon petit bout d’herbage normand, m’apparaît comme un archivage nécessaire de la dimension humaine de l’agriculture.

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