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Le Nid de Brebis


mercredi 15 mars 2017

"Une bergère contre vents et marées", épisode 6

"Une bergère contre vents et marées", épisode 6: Pourquoi le mouton?

Par  @Culturebox
Mis à jour le 03/03/2017 à 20H52, publié le 03/03/2017 à 12H00
Bergère #6 illustration© Claude Hubert
Modeste et effacé, le mouton n’est pas l’animal le plus noble du bestiaire mais il est constant et populaire. Sa géniale polyvalence me donne même à penser qu’il pourrait sauver l’avenir de l’agriculture. Donc l’avenir du monde!
Préambule
La profession de bergère concentre un taux inhabituel de saintes et messagères divines: Sainte-Jeanne d’Arc, Sainte-Solange du BerrySainte-Germaine CousinBernadette SoubirousSainte-GenevièveSainte-Noémoise du Poitou
Chères consœurs, la surveillance du troupeau étant propice à une spiritualité pointue, tendons l’oreille dans nos herbages, car nous constituons statistiquement un cœur de cible. Ce qui explique, peut-être, notre perception exaltée de cet animal.
Depuis 1429, des équipements de protection anti vision-céleste ont été développés afin d’assurer l’indépendance de la profession.
Depuis 1429, des équipements de protection anti vision-céleste ont été développés afin d’assurer l’indépendance de la profession.
Le mouton est le premier animal à avoir été domestiqué. Facile, car sa tendance grégaire permettait aisément de l’attraper ou le pousser dans différents herbages. Sa laine a vite été optimisée comme textile: on la ramassait sur les branches où elle s’était accrochée, car ils muaient et perdaient naturellement leurs précieuses fibres.
Les tout premiers moutons étaient très rustiques, et relevaient davantage du petit mouflon marron et rabougri que de l’énorme pelote blanche immaculée qu’on élève aujourd’hui.
Ils se sont répandus dans le monde au fil des migrations humaines et se sont adaptés à tous les types de géographie. Cela a généré une étonnante diversité de morphologies et de couleurs d’animaux. Avec ou sans cornes, hauts sur pattes pour crapahuter sur la roche ou compacts pour éviter la prise au vent, doté d’une toison dense qui protège des températures polaires ou de trois brins de laine rase, au pied montagnard ou marin, adapté aux landes, aux marais, aux forêts ou au désert, boulimique d’herbe chlorophyllée ou sobre comme un chameau… Le mouton c’est la boîte à outils de l’élevage!
 
Quelques une des 200 races qu’on trouve dans le monde. (montage photo Stéphanie Maubé)
Quelques une des 200 races qu’on trouve dans le monde. (montage photo Stéphanie Maubé)

Pourquoi cette popularité inaltérable? Parce qu’il est rustique et pas contrariant du moment qu’il a de l’herbe à brouter. Et s’adapte en quelques générations aux particularités d’un nouveau terroir. Placide et prévisible, il peut être mené par une personne seule, souvent un enfant, la grand-mère ou le simplet du village… Il grandit vite et se révèle polyvalent: au-delà de sa viande, de sa corne, de son cuir ou de sa toison qui permettait d’être en autonomie de textile (quand on ne pouvait pas cultiver de lin ou de polyester!), certaines races produisent du lait. Le mouton donne tout! Est-ce pour cela qu’il est si "christique"? La Bible le cite souvent. Rien que dans la Nativité il joue un rôle majeur: l’étoile du Berger guide les Rois mages jusqu’à la crèche. S’ensuit l’Adoration des Bergers. Avant cela il y avait eu le sacrifice de l’agneau innocent, mué en rite culinaire pascal. La parabole de la "brebis égarée" a engendré la symbolique du pasteur (pâtrepastoral) et la célèbre crosse épiscopale, la même dont on se sert pour attraper un mouton par la patte.
Malgré ces mésaventures pieuses peu valorisantes, son capital sympathie reste intact dans l’imagerie populaire et enfantine.
 
Dessin rétro, puis d’Antoine de St-Exupéry, des Studios Aardman, de La Cotentine Moderne et de F’murr. (montage Stéphanie Maubé)
Dessin rétro, puis d’Antoine de St-Exupéry, des Studios Aardman, de La Cotentine Moderne et de F’murr. (montage Stéphanie Maubé)

Le mouton a traversé l’histoire de l’agriculture en toute modestie, en ruminant avec flegme. Sa place dans les fermes était essentielle car étant moins noble et moins coûteux qu’une vache ou un cheval, il servait à valoriser les "mauvaises" terres: les parcelles trop pauvres ou trop marécageuses pour des animaux lourds, trop pentues, trop caillouteuses, trop loin de la ferme, qu’on ne peut pas labourer, les talus, les espaces publics, les refus des autres animaux… Un pâturage de seconde zone qui l’a façonné comme un tout-terrain de compétition. Ce qui lui a permis d’être présent dans les gastronomies populaires et les identités régionales, lui-même souvent dénommé d’après le nom d’une ville ou d’une région.
Dans la Manche j’ai découvert une relation très particulière aux moutons. Nous avons ici 3 races adaptées à la diversité de notre géographie, quelle incroyable richesse! Cela donne un indice du lien spécial qui les unit aux habitants. C’est dans notre département qu’on répertorie le plus grand nombre d’élevages, mais plutôt dédiés à la consommation familiale, et non professionnels.
Le dimanche, les bouchers grillent gigots et épaules. Aux communions et aux fêtes agricoles, on festoie autour d’un méchoui. Quand on a un grand jardin et une famille nombreuse, on élève quatre moutons et on leur construit une cabane en palettes et en tôles. Et quand on s’ennuie un dimanche d’été, on se rend à un concours de moutons!
Comice agricole d’Avranches. (Claude Hubert)
Comice agricole d’Avranches. (Claude Hubert)
 © Claude Hubert

Lorsque je me présente comme éleveuse de brebis, on me demande quel est mon vrai métier, puisqu’il est rare d’en élever à titre professionnel. Et surtout on me donne des conseils, car tout le monde a une vision personnelle de l’agneau idéal. Vu! je ne suis pas d’ici, on doit me soupçonner non pas d’amateurisme (puisque c’est la norme) mais de trop de professionnalisme!
Le mouton fait donc partie du paysage familier, au même titre qu’avoir deux pommiers ou trois poules dans son jardin. Et le cœur des éleveurs balance entre trois races locales. Il y a le Cotentin et son gros mufle rose qui a besoin de vivre sous les pommiers pour se protéger des intempéries; l’Avranchin avec ses yeux smocky et sa choucroute de laine qui n’aime pas être enfermé; et le Roussin de la Hague, à tête brune, adapté aux embruns et herbages marins.
 
Palmarès de béliers de l’Organisme de Sélection Cotentin Avranchin Roussin.
Palmarès de béliers de l’Organisme de Sélection Cotentin Avranchin Roussin.
Ces trois races ponctuent nos paysages, racontent l’histoire du bocage, des dunes ou des marais. Des fêtes leurs sont dédiées, des associations d’éleveurs les animent, et une technicienne se consacre à leur sauvegarde. Deux sont des "races menacées" qui ont survécu grâce aux micro-troupeaux familiaux, car après la Seconde Guerre Mondiale, les élevages se sont intensifiés et spécialisés, souvent dans la production de lait de vache ou le cochon. Ceux qui ont persévéré dans le mouton ont délaissé leurs races locales au profit de races modernes: standardisées pour leur rentabilité et leur calibrage pour la grande distribution, et leur capacité à vivre hors-sol et hors-saison. Leur mode d’élevage et leur saveur sont interchangeables, ces moutons ne nous racontent plus rien et ils ont perdu leur capacité à valoriser différentes géographies. D’ailleurs, certains ne peuvent même plus survivre dans une prairie.
Est-ce trop révolutionnaire de penser que la piste la plus fiable pour sauver l’agriculture est de remettre des moutons dans leur terroir d’origine? Saveur harmonieuse, santé optimale, coût de production intéressant et paysages diversifiés: des objectifs dans l’air du temps.
Parce que si brouter de l’herbe et grossir au fil des saisons constitue l’activité obsessionnelle du mouton, alors il est l’outil agronomique le plus high-tech que l’on puisse trouver.

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