Au Nid de Brebis

Le Nid de Brebis


mardi 10 janvier 2017

Auprès de son bœuf

Auprès de son bœuf Auprès de son bœuf, il vivait heureux Anachronique mais ravi, le Vaudois Gaëtan Dübler s’est improvisé bouvier. Il propose, avec son bœuf, trekkings à travers la Suisse et livraison de bière. Bout de route avec ce tandem brinquebalant, entre Yverdon et Vallorbe. Les brumes s’étiolent au pied du Jura, ouvrant un ciel bleu cristallin. Les champs sont encore engourdis de givre, tandis que Léo rumine stoïquement dans le soleil pâle. Léo ? Un bœuf trapu, 13 mois à peine pour 250 kilos, la robe bicolore comme un Simmental. Mais Léo n’est pas seul. Juste à côté de lui, une petite tente orange, un réchaud, du matériel de camping et Gaëtan Dübler, qui s’affaire déjà aux premières tâches du matin. «Ce sera une belle journée! La lumière est déjà magnifique», dit-il en roulant son sac de couchage. Malgré le froid de décembre, Gaëtan Dübler a dormi là, auprès de son bœuf attaché à un pieu, tous deux en lisière de forêt, non loin du village de Sergey (VD). «Les premières nuits, j’étais inquiet pour Léo. Je me réveillais pour le voir. Maintenant c’est une routine. Mais il aime bien que je sois avec lui, sinon il a peur et il se met à beugler. Par contre, il tient bien les basses températures, jusqu’à -15° C, sans problème.» Le bœuf doit maîtriser sa visite en ville avec autant d’assurance que le passage d’un chemin escarpé en montagne. Le jeune homme qui marche avec un bœuf, c’est donc lui. Qui transporte à dos de bovin les bières de la brasserie La Concorde de Vallorbe au café Le Tempo à Yverdon. Qui vit à la fois dans le monde, et juste à côté. D’ailleurs, ce jour-là, il chemine justement en direction de Vallorbe pour aller chercher sa cargaison: trois caisses de bières artisanales qu’il doit livrer le surlendemain. Quatre jours pour transporter 72 bouteilles. Anachronique. Hors du temps. Décalé. La majeure partie du temps, «Léo» et son bouvier vivent en plein air Vers 10 heures, il lève le camp. Eparpille les cendres, démonte la tente et range tout dans son sac à dos. S’attelle ensuite à bâter Léo, soupèse les deux sacoches plusieurs fois pour s’assurer que le poids est bien réparti. «Je m’arrange aussi pour qu’on ait tous les deux une charge équivalente. On marche au même rythme. Je ne dépasse pas les huit heures par jour pour lui éviter les fractures de fatigue», dit-il en inspectant minutieusement les lieux avant de partir, histoire de s’assurer qu’il n’a rien oublié. Une nouvelle vie en accord avec lui-même Ainsi, à 37 ans, Gaëtan Dübler a changé de vie. Radicalement. Ce licencié en biologie moléculaire a décroché un master en journalisme d’investigation à Montréal, et publié un ouvrage sur la paléoclimatologie. Mais déçu par le dogme de certains milieux universitaires, par un système économique qu’il pense voué à l’échec, il a décidé de tourner la page. Je ne pouvais pas faire le travail que je voulais, le débat est devenu trop restreint. Par ailleurs, on atteint les limites du capitalisme. On vit la fin de la globalisation, on va vers le fiasco, on sera obligé de revenir à une économie plus locale», dit-il pour expliquer son choix. «Là, je fais un travail honnête», ajoute-t-il simplement. En 2015, il décide donc d’acheter un animal de trait. Songe un instant au yak, avant de se rabattre sur le bœuf, «moins exotique». Et parce que cet animal a une force tranquille, le pied sûr et qu’il est facile à nourrir. «J’ai choisi la race allemande Hinterwald. Léo répond bien au dressage, sans jamais être complètement docile.» Sa première idée était de proposer des trekkings accompagnés à travers la Suisse, sur un, deux ou trois jours. Pour l’heure, ce sont les livraisons de bières qui marchent le mieux. Il a donc suivi une formation de bouvier en Alsace, avant de se lancer dans sa première expédition, en mai dernier, pour donner à son bœuf l’appétit de la randonnée: une marche de 450 km sur le chemin de Compostelle, d’Yverdon à Rorschach. «Pendant deux mois, on a été tous les jours ensemble. Marcher avec «Léo», c’est amusant, parce qu’il goûte, il renifle tout. Les gens sont très curieux quand ils le voient. On m’a beaucoup invité dans les fermes grâce à lui.» C’est comme un retour aux sources aussi pour cet homme qui a grandi à Rue (FR), entre deux génisses et cinq moutons. Une famille d’ingénieurs agricoles, une habitude des terres déjà. Et un amour certain pour la nature, la marche, le grand air d’ici, entre collines et vallons, forêt de résineux. La vie nomade était à deux pas. Elle est devenue presque son quotidien. «Plus on est dehors, plus on a de la peine à rester dedans. On avance à une vitesse différente, on rencontre des gens différents, qui ont un autre état d’esprit.» La brasserie La Concorde, ouverte à de nouvelles expériences, mise sur la livraison par bœuf de ses produits. C’est comme ça qu’il est devenu transporteur pour La Concorde à Vallorbe. Une petite entreprise, qui brasse à l’ancienne, tente des céréales oubliées, innove et mise sur le respect de l’environnement et la production régionale. «On a le projet de créer une bière bleue à partir d’une variété d’orge rare. Gaëtan Dübler plaisante: Léo fera tout, le transport des céréales des champs à la malterie, et du malt à la brasserie. Ce sera du 100% pur bœuf!» Sur le sentier qui monte à L’Abergement (VD), Léo s’attarde, file sur les bas-côtés à la recherche d’une touffe d’herbe. Mais le bouvier le tient serré, l’encourage à continuer en le tapotant sur les reins avec un bâton, la route est encore longue jusqu’à Vallorbe... Il a un caractère particulier. Il veut toujours prendre des raccourcis. Mais parfois c’est lui qui me corrige! Quand je marche, je dois pas mal me concentrer sur lui, penser à la logistique. On revient à des choses assez basiques, se protéger du froid, trouver du foin.» Vivre en toute simplicité, mais heureux Sûr que s’il pouvait, Gaëtan Dübler vivrait tout le temps dehors. «On voit les abeilles faire leur toilette. Les renards, les chevreuils, les lièvres ont tellement l’habitude de me voir passer qu’ils ne s’enfuient même plus.» Entre deux aventures, il rentre chez lui à Yverdon. Un studio, un vélo et un box pour Léo, à quelques minutes de la ville. Le choix d’une vie simple qu’il assume pleinement. On a réduit les distances, mais à quoi ça sert? Les gens sont-ils plus heureux professionnellement? Ils travaillent de plus en plus loin de chez eux et se font virer à l’âge de 50 ans…» Avec son pique-nique dans le sac à dos, il continue son chemin en direction de Ballaigues (VD) et prévoit d’arriver à bon port en toute fin d’après-midi. S’il presse un peu le pas, peut-être même avant la nuit. Et ce soir, il dormira dans le jardin du brasseur. Il montera sa tente dans le froid, à tâtons et aidé de sa lampe frontale comme souvent. Il trinquera peut-être avec le patron, Adrien Marin, qui l’attend à toute heure. Savourera l’instant de toutes façons. Et il y aura un tonneau de foin pour Léo. Le tandem s’éloigne en cahotant sur le chemin. Brinquebale un peu. Le bœuf et l’homme, comme un santon nouveau sorti de la crèche. «Continuer à livrer des bières avec Léo, c’est tout ce que je peux souhaiter pour l’avenir», dit-il en souriant, le regard déjà ailleurs. Texte: © Migros Magazine | Patricia Brambilla Publié dans l'édition MM 2 9 janvier 2017 Texte Patricia Brambilla Image(s) Laurent de Senarclens D'autres articles à découvrir «Je me sens profondément suisse» De l’utilité de compter sur ses doigts Le rêve selon Tobie Nathan «On croit tout savoir sur Noël» L’ineffable plaisir du souvenir

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